Avec l’arrivée récente de l’Intelligence Artificielle (IA) dans nos vies à la fois personnelles et professionnelles, grâce notamment à l’accessibilité de ChatGPT, la question des bouleversements de l’enseignement liés à l’introduction du numérique dans la classe redevient d’actualité.
C’est dans ce cadre que j’ai eu l’idée de me (re)plonger dans l’ouvrage de Franck Amadieu et André Tricot de la collection « Mythes et réalités » intitulé « Apprendre avec le numérique ». J’avais plusieurs axes d’exploration en vue ce faisant :
- dans quelle mesure un ouvrage écrit en 2014 (révisé en 2020), soit bien avant l’arrivée de l’IA dans notre quotidien (et même avant la pandémie) allait-il se révéler dépassé ?
- quelle était notre vision de l’IA et du numérique en 2020, il y a de cela trois ans ? Pouvait-on déjà prévoir des bouleversements ? Vais-je y découvrir ce qui nous attend ?
Fidèle aux standards de la collection, l’ouvrage passe en revue un certain nombre d’idées reçues (appelées « mythes ») sur le numérique dans l’apprentissage. De l’attitude des apprenant·es et des enseignant·es vis-à-vis du numérique au changement possible de statut des savoirs et de l’enseignant·e, les auteurs abordent différents biais à l’égard du numérique dans l’enseignement en s’appuyant sur des recherches scientifiques.
Je parle ici des points qui m’ont le plus marquée en tant qu’enseignante de langue étrangère, avant d’aborder leurs conséquences sur l’enseignement et la formation en ligne en particulier.
Le retour de bâton de l’effet waou
Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les apprenant·es ne sont pas toujours en faveur de l’introduction des nouvelles technologies dans la classe. On peut expliquer cela par le fait que les professeur·es les y introduisent avec pour principal objectif la motivation, sans vraiment réfléchir aux avantages didactiques concrets apportés par la technologie. Or, sa mise en œuvre dans la salle de classe demande une période d’adaptation, au cours de laquelle différents problèmes techniques vont ralentir le cours, ce qui finit par davantage frustrer les apprenant·es que les motiver. On observe ainsi un résultat paradoxal dans lequel certain·es professeur·es se comportent comme des fans de technologie, l’introduisant volontiers dans leur classe afin de motiver leurs apprenant·es, alors que les apprenant·es, eux, sensibles au caractère artificiel de cette introduction et aux ralentissements engendrés par les problèmes techniques, sont plutôt réticent·es.
Les espoirs suscités par l’intelligence artificielle
J’ai trouvé passionnant de me replonger un peu dans l’histoire de l’IA et des espoirs qu’elle a vite suscités en termes d’aide à l’apprentissage…
Les premières tentatives (dans les années 70-80) ont consisté à développer des « Tuteurs intelligents » capables de donner un retour constructif à l’apprenant·e. Ces tuteurs reposaient sur le développement de différents modèles explicatifs, notamment :
- des connaissances à enseigner ;
- de la tâche (et des erreurs possibles) ;
- de l’apprenant (et de ses connaissances) ;
- d’un retour constructif.
Élaborer des modèles explicatifs, c’est très complexe, notamment parce qu’il est très difficile d’élaborer un modèle de l’apprenant·e, mais aussi de poser un diagnostic sur ses erreurs.
Les recherches suivantes se sont donc plutôt orientées vers des modèles descriptifs du comportement des apprenant·es, afin de détecter ce que font ceux qui réussissent et ceux qui abandonnent.
Apparemment, à la date de la ré-édition de l’ouvrage, on était encore loin d’avoir quelque chose de concluant.
Maintenant, les capacités de ChatGPT bouleversent un peu la donne. Certes, dans les versions accessibles au grand public, il semble plutôt permettre la triche en donnant la réponse aux questions posées lors d’un examen ou en rédigeant des exposés ou des dissertations.
Mais l’IA présentée par Salman Khan, fondateur de la Khan Academy dans ce TED Talk montre qu’en réalité, il est déjà possible d’adapter l’IA pour en faire un tuteur efficace, qui non seulement ne donne pas les réponses, mais est capable d’identifier l’origine des erreurs et de les expliquer. Comme le dit Salman Khan, l’IA semble pouvoir permettre à l’intelligence humaine de se développer, au lieu de viser à la remplacer.
Comme Franck Amadieu et André Tricot, Khan insiste sur le fait qu’il s’agit de tutorat (et d’assistance au professeur), et non de remplacer le professeur. En effet, on pourrait penser que le professeur est devenu plus ou moins superflu :
- la transmission des connaissances semble très bien pouvoir s’effectuer en ligne, grâce notamment à des vidéos et des quiz ;
- l’aide à la résolution d’exercices est maintenant apportée par l’IA sous la forme d’un tutorat.
Pourtant, tous trois sont d’accord pour dire qu’il ne s’agit pas de remplacer le professeur. Pourquoi ? Selon les auteurs :
« il n’est pas question de remplacer les enseignants – cela n’aurait aucun sens, socialement et culturellement. La plupart des êtres humains ont besoin d’un autre être humain pour apprendre par enseignement, ont besoin d’une personne pour les accompagner, les encourager, leur faire accepter les contraintes de temps et de lieu, pour faire ce qui n’était pas prévu mais qui se présente, pour répondre à des questions inattendues, pour réguler les relations entre élèves, etc. » (page 46)
J’ai trouvé ces mots, écrits avant la pandémie, particulièrement marquants. Alors que de nombreux·ses infopreneur·es (des entrepreneur·es qui vendent des formations en ligne) ont noté une augmentation de leurs ventes pendant le confinement, aujourd’hui, leur croissance est stoppée, car de plus en plus de personnes cherchent un accompagnement personnalisé avec une relation de « personne à personne ». Certain·es infopreneur·es réagissent d’ailleurs en proposant des « coachings communs », soit l’occasion de se retrouver en direct « face » au professeur afin de lui poser des questions, ce qui souligne le fait qu’on ne peut pas se passer de la relation avec d’autres êtres humains pour apprendre.
L’enseignement à distance : le numérique n’est qu’un outil
On l’oublie parfois, mais l’enseignement à distance existe depuis l’invention de la poste. Le numérique l’a simplement rendu plus fluide et plus efficace en facilitant les interactions.
En soi, les études ne repèrent pas de différence entre présentiel et distanciel en termes d’efficacité ou de mémorisation des connaissances. J’avoue que j’ai été quelque peu surprise d’apprendre cela, et je me suis demandé si le taux d’abandon avait été considéré. Les auteurs des recherches pensent qu’il faudrait lier l’évaluation des différences aux méthodes didactiques employées. Peut-être que certaines méthodes sont plus efficaces à distance qu’en présentiel, tandis que d’autres seraient plus efficaces en présentiel ?
En tout cas, lorsqu’on étudie les conditions de succès des formations à distance, la facilitation des interactions joue un grand rôle. On peut distinguer trois types d’interactions qu’on peut chercher à faciliter par des moyens divers :
- les interactions entre apprenant·es
- les interactions apprenant·es / contenu
- les interactions apprenant·es / enseignant
Les étudiant·es qui semblent le mieux réussir ont un avantage sur deux plans en particulier :
- ils et elles sont capables d’une meilleure gestion du temps et de l’effort ;
- ils et elles font preuve d’une plus grande compétence dans l’utilisation de capacités cognitives complexes (élaboration mais aussi planification, contrôle et régulation de leur propre apprentissage).
Il semblerait que les plus jeunes auraient besoin d’aides métacognitives pour réussir dans l’apprentissage à distance. Une bonne formation devrait donc fournir de telles aides.
La question de la « présence » en classe via un artefact (un ordinateur) est évoquée pour des cas dans lesquels l’apprenant·es ne peut pas venir en classe, par exemple parce qu’il est à l’hôpital. Les auteurs se demandent quelles sont les conséquences de cette forme de présence via artefact. C’est intéressant de voir cette question soulevée avant la pandémie.
Ils soulignent que l’interaction est plus riche qu’avec une vidéo enregistrée, car on montre qu’on est présent, attentif, actif. Personnellement, cela me rappelle tout de même un peu le présentéisme, fléau de nos vies professionnelles modernes…
Les coûts de la présence en ligne par rapport à la présence physique en classe étaient déjà connus : « Les élèves soulignent aussi qu’être ainsi présent à distance est exigeant cognitivement (voir, entendre, se déplacer, toutes ces activités sont dégradées par rapport à la présence physique) particulièrement quand il faut en plus prendre des notes) » (page 57)
Je pense qu’après le confinement, nous avons toutes et tous l’expérience concrète des points soulevés ici.
Le numérique ne développe pas l’autonomie mais l’exige
De ce que j’ai retenu, plus que la technologie, c’est la manière d’enseigner qui développe l’autonomie. Et les conditions pour y parvenir sont :
- proposer des feedbacks à l’apprenant·e
- l’aider à s’évaluer en lui fournissant notamment des critères
- le guider en lui proposant des guides (les prompts sont évoqués) et des sous-buts
J’ai bien sûr trouvé ironique de trouver le terme « prompt » dans ce contexte, bien différent des requêtes que l’on peut faire à ChatGPT. Voici la définition proposée par les auteurs :
« Les prompts sont généralement des guides qui se présentent sous forme de questions simples (« De quoi parle le texte que vous venez de lire ? »), de phrases à compléter, de consignes d’exécution (« Maintenant que vous avez résolu le problème, trouver une nouvelle façon de le résoudre ») ou encore de graphiques sur les temps de connexion, ou sur les scores de réussite de l’apprenant. Les prompts peuvent guider les processus d’apprentissage autorégulés en aidant à la mise en œuvre de stratégies métacognitives, de stratégies d’élaboration et de simulations mentales, mais aussi en étant des sources de motivation. » (page 67)
Ils semblent efficaces en début d’apprentissage pour aider l’apprenant·e à le planifier et à l’organiser.
Est-ce qu’on est plus actif face à son ordinateur ?
Les auteurs remettent en cause la notion d’activité de l’apprenant·e : ce n’est pas parce qu’on manipule qu’on est actif…
Ce qui est efficace :
- conduire les apprenant·es à faire des inférences en produisant du contenu (exemple : l’apprenant·es produit des contenus à partir de différentes sources) ;
- proposer plusieurs représentations d’une même information : les apprenant·es cherchent activement à réaliser des connexions entre les formats afin de les intégrer ;
- proposer des accompagnements et du guidage.
Les animations interactives (qu’on peut stopper, ramener en arrière ou avancer) réduisent les difficultés plutôt qu’elles n’induisent un apprentissage actif. Ce n’est pas non plus parce que l’interactivité est possible qu’elle est utilisée par les apprenant·es (Oups !).
L’idée selon laquelle les documents les plus authentiques possibles et les vidéos rendraient l’apprentissage plus efficace est tempérée par quelques observations :
- l’utilisation de schémas simplifiés semble en réalité plus favorable à l’apprentissage des novices que les photos, trop complexes à traiter ;
- le séquençage en différentes étapes par le biais de photos (équivalent à des arrêts sur image) peut permettre une meilleure compréhension d’un phénomène que la vidéo, en particulier lorsque celui-ci est trop rapide. Les auteurs donnent l’exemple du galop du cheval, en proposant une œuvre du peintre Géricault suivie d’un séquençage photo du galop d’un cheval, qui met en évidence que la position du cheval représentée dans la peinture n’existe pas dans le galop. Malgré une observation fine de la réalité, il n’est apparemment possible de décomposer le galop d’un cheval que grâce au séquençage photographique.
D’autre part, le feedback offert par l’ordinateur offre certains avantages par rapport à celui de l’enseignant·e, lui permettant d’être plus efficace, comme :
- le fait d’être perçu comme moins menaçant (et donc moins anxiogène) : les apprenant·es sont plus susceptibles de prendre des risques et d’apprendre, sachant que le stress diminue l’apprentissage ;
- le fait d’être immédiat : un feedback immédiat permet à l’apprentissage de mieux se faire.
A retenir
Voici un résumé des points que j’ai trouvés particulièrement intéressants :
- l’évaluation par l’ordinateur est immédiate et non menaçante ;
- l’authenticité (photo ou vidéo) n’est pas toujours optimale, car elle peut être trop complexe à traiter pour des novices ;
- l’effet waou recherché par les enseignant·es en introduisant les nouvelles technologies peut avoir des conséquences opposées et en dégoûter les apprenant·es en raison des problèmes techniques rencontrés ;
- la recette d’une bonne formation en ligne comprend de nombreux ingrédients et elle est plus complexe que ce que pensent beaucoup d’infopreneurs (des vidéos, des quiz pour la certification Qualiopi et c’est dans la poche !) ;
- la formation à distance semble fonctionner aussi bien que celle en présentiel (mais j’aimerais bien en savoir plus sur ce sujet et quels sont les critères précis et si le taux d’abandon a été pris en compte).
Applications concrètes
Ce que je retiens pour mon cours, et en particulier pour la conception de formations en ligne :
- Les apprenant·es ne sont pas (tous) spontanément autonomes. Il faut les aider à le devenir en leur proposant :
- des outils pour mieux gérer leur temps et leur effort
- l’occasion de développer des capacités cognitives complexes comme la planification, le contrôle et la régulation de leur propre apprentissage. Pour y parvenir, il est possible de :
- donner des feedbacks
- aider l’apprenant·e à s’évaluer en lui fournissant des critères
- proposer des guides (prompts) et des sous-buts
- Afin de faciliter les interactions avec le contenu, il est efficace de :
- structurer les vidéos avec un sommaire (sans penser qu’il va systématiquement être utilisé : penser à proposer des exercices qui invitent à l’utiliser)
- simplifier la présentation des informations à l’aide de schémas et/ou de séquençage photographique de préférence à des contenus « authentiques ».
- proposer plusieurs représentations d’une même information: les apprenant·es cherchent activement à réaliser des connexions entre les formats afin de les intégrer ;
- proposer des jeux peut être efficace dans certains contextes, en forçant à être plus attentif ;
- proposer des exercices de retraitement de l’information qui visent à conduire les apprenants à faire des inférences (exemple : l’apprenant·e produit des contenus à partir de différentes sources) ;
- proposer des accompagnements et du guidage:
- proposer une carte du cours ;
- proposer des prompts (des questions typiques à se poser) ;
- proposer des sous-buts.
- Il est également souhaitable de favoriser les interactions entre apprenants et entre le/la formateur·rice et les apprenant·es
Résumé
J’ai appris beaucoup de choses mais dans certains cas, j’ai trouvé la réflexion un peu courte, notamment dans le dernier chapitre « Le numérique va modifier le statut même des savoirs, des enseignants et des élèves ». Elle se limite à : « les élèves ne recherchent pas spontanément des connaissances scolaires » et « les autodidactes sont des gens exceptionnels ».
Je trouve la distinction entre autodidacte et personne ayant suivi des formations difficiles, dans la mesure où la plupart des gens ont suivi des formations en ligne pour se former « seuls » et/ou ont recours à des mentors… Est-ce qu’un autodidacte n’est pas simplement quelqu’un qui refuse de reconnaitre ce qu’il doit aux autres ?
J’aurais apprécié pousser la réflexion sur les évolutions possibles dans les statuts des savoirs, des enseignant·es et des apprenant·es.
Et toi, que penses-tu qui nous attende à l’avenir ?