Dans un monde éducatif en constante évolution, où la diversité des parcours d’apprentissage est de plus en plus reconnue, concevoir une évaluation juste représente un défi crucial pour les enseignant·es. Mais qu’est-ce exactement qu’une évaluation juste ?
S’agit-il de mesurer les compétences de manière uniforme, ou y a-t-il une dimension plus profonde, plus individuelle à considérer ? On le voit, la question de la justice nous amène vite à la différence entre égalité et équité.
Égalité vs équité
Alors que le principe d’égalité invite à traiter chaque élève de manière identique, fournissant les mêmes ressources et opportunités à toutes et à tous, indépendamment de leurs besoins individuels, l’équité consiste à fournir à chaque élève les ressources et le soutien dont il (ou elle) a besoin pour atteindre le même niveau de réussite. Cela peut donc signifier offrir davantage de soutien à certains élèves qui en ont besoin pour surmonter des obstacles spécifiques. Alors qu’est-ce qui est juste ?
Imaginons deux enfants, Tim et Léa. Depuis son plus jeune âge, Léa fait preuve d’une grande maîtrise du langage. Parce qu’elle s’exprime bien, les adultes lui répondent volontiers et l’encouragent à enrichir davantage encore son vocabulaire et les tournures de phrases de son répertoire. Tim, au contraire, est plus lent dans l’acquisition de sa langue maternelle. Il a dû aller voir un orthophoniste et doit souvent faire de gros efforts pour se faire comprendre de son interlocuteur. Qui a le plus de mérite ? Est-ce Léa parce qu’elle a la chance d’avoir un talent inné qui lui permet de briller sans efforts, ou Tim, pour les efforts qu’il déploie simplement pour arriver à se faire comprendre ?
Évidemment, les différences entre Tim et Léa vont persister en grandissant. Lorsqu’ils arrivent dans ta classe de Français Langue Étrangère, ils ont chacun leur histoire, et l’écart s’est non seulement installé mais a même grandi. Comment vas-tu faire pour les évaluer de manière juste ? Vas-tu les mettre dans les mêmes conditions ? Ou bien vas-tu essayer de rééquilibrer les choses, un peu comme dans ces courses de chevaux dans lesquelles ceux-ci doivent porter des poids différents en fonction de leur performances précédentes ? Qu’est-ce qui est juste ?
Les conséquences d’un traitement égalitaire
Parce que si tu ne fais rien, c’est un peu comme si c’était Tim qui partait avec un poids supplémentaire au départ… Et le risque est grand qu’il ne se décourage face à l’injustice de la situation. Il a beau faire des efforts, il lui est impossible de « rattraper » Léa.
Tu le vois, la question de la justice de l’évaluation n’est pas seulement théorique : elle va avoir un impact sur la motivation, et donc sur la réussite de tes élèves ! Or, toi qui es un·e excellent·e prof motivé·e, engagé·e pour la réussite de l’ensemble de ses élèves, tu ne peux pas rester indifférent·e à cet état de fait !
Bien que proposer les mêmes conditions à toutes et tous puisse sembler juste en surface, cela ne prend pas en compte les avantages ou les désavantages uniques de chaque élève, ce qui peut finalement perpétuer ou même accentuer les inégalités existantes dès l’arrivée en classe.
Surmonte les obstacles
Tu crains peut-être que tes élèves ne voient pas les choses comme ça et s’indignent de ne pas être noté·es sur la base des mêmes tests et en fonction du niveau atteint. Pourtant, c’est l’occasion de les sensibiliser aux différences et à l’entraide, bref, de les préparer à une citoyenneté globale (pour employer les grands mots, n’est-ce pas 😉 ?). Dans un monde de plus en plus interconnecté, apprendre une langue étrangère, c’est aussi apprendre à naviguer entre différentes cultures. L’équité dans l’évaluation enseigne la valeur de la diversité et prépare les élèves à agir comme des citoyens globaux respectueux et informés.
De plus, lorsque les notes reposent sur la progression, on n’est plus en compétition avec ses camarades, mais avec soi-même, son “ancien moi” plus précisément, et une véritable collaboration entre apprenant·es peut s’instaurer et inciter chacun à se dépasser : un climat d’émulation bénéfique à l’ensemble de la classe.
Pour faire passer le message, tu peux organiser des débats dans ta classe autour des notions d’égalité et d’équité. Tu peux nourrir ces débats par des histoires et des cas concrets, tels que l’histoire de Tim et Léa que j’ai partagée avec toi en début d’article. Tu peux aussi proposer des exercices collaboratifs et des exercices d’évaluation entre pairs qui les aideront à mieux percevoir la richesse des différences et l’utilité d’une évaluation personnalisée. Je détaille tout cela un peu plus tard dans l’article.
Tu te sens peut-être aussi contraint·e par l’environnement et l’administration. La société dans son ensemble n’est pas forcément organisée de manière équitable, aller à l’encontre de ce qui se fait d’ordinaire n’est pas forcément simple (mais qui a dit qu’enseigner était simple ?). Bien sûr, tu ne pourras pas révolutionner le monde à toi seul·e, mais tu as très certainement une marge de manœuvre sur laquelle tu peux jouer pour « corriger » un peu les choses à ton échelle. Tu pourras notamment inclure des critères à ta grille d’évaluation, ou adapter légèrement les évaluations en fonction du profil de l’apprenant·e. J’y reviens plus tard dans l’article.
Tu te sens peut-être aussi démuni·e et tu te demandes comment tu pourrais t’y prendre. Il n’est pas simple de trouver des ressources pour favoriser l’équité dans la salle de classe et dans l’évaluation. C’est précisément pourquoi je te proposer ici quelques pistes.
Pourquoi l’équité est essentielle à l’enseignement
Avant de passer aux exemples concrets, j’aimerais souligner les nombreux avantages à chercher à faire preuve de plus d’équité. Comme je l’ai déjà mentionné, une évaluation plus juste a un impact énorme sur l’engagement et la motivation des élèves. Lorsqu’ils (et elles) perçoivent l’évaluation comme équitable, ils sont généralement plus motivés à participer activement et à s’engager dans leur apprentissage. Cela les conduit à fournir de meilleures performances et à un sentiment d’appartenance plus fort au sein de la classe.
L’équité permet en outre de créer un environnement d’apprentissage inclusif où tous les élèves, quelle que soit leur origine, se sentent valorisés et compris. C’est aussi une manière de répondre aux besoins individuels d’élèves aux niveaux de compétence linguistique très variés et aux contextes culturels différents.
Les spécificités du FLE
En FLE, la question de l’équité se pose avec d’autant plus d’acuité que les classes de FLE sont souvent des classes hétérogènes, rassemblant des élèves de niveaux différents. Parfois, ce sont également des élèves d’origines très diverses, venant de contextes culturels très divers.
D’autre part, nous l’avons vu, dans l’apprentissage d’une langue, le contexte familial joue souvent un rôle significatif. Certains élèves peuvent bénéficier d’un environnement familial qui favorise la pratique du français ou d’autres langues, tandis que d’autres peuvent ne pas avoir cette chance.
Une évaluation équitable en FLE reconnaît ces différences en offrant un soutien supplémentaire ou des ressources adaptées aux besoins de chaque élève.
Comment appliquer ces concepts théoriques ?
Dans le contexte de l’évaluation, plus d’équité peut impliquer des adaptations ou des accommodations, comme des temps supplémentaires pour les tests, ou l’utilisation de formats d’évaluation diversifiés qui permettent à tous les élèves de montrer leur apprentissage de la manière la plus juste.
Prendre en compte la personnalité
Au sein d’une classe, les élèves ont des personnalités différentes, et certains vont être très extravertis, alors que d’autres seront plus introvertis. L’extraversion constitue un avantage dans l’apprentissage d’une langue étrangère, car il est plus facile à un élève à la personnalité extravertie de prendre la parole. Or, la pratique fait le maître, et avec plus de pratique, les progrès seront (normalement) plus rapides. Ainsi, une personne extravertie a des chances de progresser plus rapidement qu’une personne introvertie.
Lors de l’évaluation, il peut s’avérer judicieux de prendre en compte ces différences, et peut-être même d’aller jusqu’à laisser le choix à la personne de passer l’épreuve d’expression à l’oral ou à l’écrit.
Peut-être que cette solution te semble un peu extrême… Et tu peux notamment craindre d’encourager ainsi la personne introvertie à ne plus prendre la parole du tout. Cela, alors même que nous sommes bien d’accord sur le fait que la maîtrise de l’expression orale fait partie de la maîtrise d’une langue. Mais en réalité, il est probable que l’effet inverse se produise. En effet, libérée de la pression de devoir à tout prix prendre la parole alors que cela ne correspond pas son caractère, la personne introvertie peut alors se concentrer sur son apprentissage, quitte à ne s’exprimer que quand elle le désire véritablement. Paradoxalement, cela pourrait lui permettre de prendre la parole plus souvent, car elle passera plus facilement à l’action lorsqu’elle en a envie.
Mais tu n’as peut-être pas la possibilité d’aller jusque-là, surtout si l’évaluation de l’oral est indispensable pour passer un examen imposé. Ce n’est pas grave ! Réfléchis à la manière dont tu évalues l’oral : si tu le fais en groupe, il est probable que tu désavantages sans le vouloir les personnes introverties, qui vont avoir plus de mal à prendre la parole dans ce cadre. Tu peux faire le choix de leur proposer, à elles uniquement, un examen à deux avec toi. Ainsi, elles auront davantage la possibilité de s’exprimer dans un échange plus équilibré.
Si tu fais déjà passer un examen oral individuel, tu peux encore proposer un choix de sujets plus large aux personnes introverties, sachant qu’elles auront plus de facilités à s’exprimer sur un sujet qui leur tient vraiment à cœur, alors que les extraverties pourront donner leur opinion sur toutes sortes de sujets. Ainsi, tu réduis le choix des personnes extraverties (qui perdraient sans doute trop de temps à choisir), et tu élargis celui des personnes introverties afin qu’elles puissent trouver un sujet sur lequel elles se sentent vraiment à l’aise…
De manière générale, pense à varier la taille des groupes de travail pendant ton heure de cours afin de donner l’occasion aux différentes personnalités de s’exprimer.
Évaluer la progression
Une autre option peut consister à évaluer la progression plutôt que le niveau final atteint. C’est particulièrement efficace si tu as une classe dont les niveaux sont hétérogènes dès le départ. Pour évaluer la progression, tu as plusieurs possibilités.
a. Les portfolios d’apprentissage
Les portfolios d’apprentissage, tel que celui mis au point par le Conseil de l’Europe, sont encouragés au niveau institutionnel, mais peu utilisés par les enseignant·es. Pourtant, il peut être particulièrement efficace de rendre leur progression perceptible aux apprenant·es. Cela se fait en prenant une « photo » de leur niveau à l’instant T, en collectionnant plusieurs échantillons de leur travail. Il peut s’agir d’une vidéo ou d’un audio pour l’expression orale, d’un texte pour l’expression écrite, mais aussi d’un travail de recherche ou d’un exposé. La comparaison entre différents instants T permettra à l’élève de prendre conscience des progrès accomplis. Ceux-ci pourront également constituer un aspect de l’évaluation.
b. la prise en compte des retours
Cela peut d’ailleurs être l’occasion d’introduire des critères dans la grille d’évaluation visant à l’application des retours faits lors de l’évaluation précédente. Lorsque tu corriges un exercice d’expression écrite ou orale, tu vas faire des retours à ton élève, en lui donnant deux axes d’amélioration. Puis, avant l’exercice suivant, il lui faudra se remémorer ces deux axes (éventuellement en allant les chercher dans ses documents) afin de les prendre en compte dans la nouvelle production. Leur prise en compte effective fera partie de l’évaluation de l’exercice, ce qui permet de continuer à évaluer selon une grille de critères standard tout en adaptant les critères de manière individualisée, puisque les axes d’améliorations seront différents et adaptés à chacun·e.
c. le journal de progrès
Tu pourrais également les inciter à tenir un journal de progrès, dans lequel ils (et elles) devront noter les difficultés rencontrées et la manière dont ils vont s’y prendre pour les surmonter. Ensuite, ils devront également noter s’ils observent bien des progrès (ou pas) suite à la mise en place de ces stratégies. Ces journaux sont l’occasion d’échanger en groupes pour comparer les défis rencontrés (et prendre conscience des différences) et les stratégies employées. Certains apprenant·es qui ont des facilités pourront réfléchir à la manière dont ils s’y prennent pour surmonter ce qui constitue une difficulté pour un autre apprenant et ainsi l’aider à faire de même, tout en prenant conscience de leurs forces (et en les conscientisant). Bref, c’est l’idéal pour soutenir l’apprentissage de chacun·e en fonction de ses besoins. Ces journaux pourraient être notés en fonction de la manière dont les défis sont surmontés (ce qui valorise donc les efforts et non les résultats).
d. les projets créatifs
Tu peux aussi proposer des projets plus créatifs, qui permettent aux élèves d’exprimer ce qu’ils ont appris de manière unique et personnelle. Ces projets peuvent être évalués non seulement sur la base de la maîtrise de la langue, mais aussi sur la créativité, l’effort, et l’amélioration.
A faire dans tous les cas
Dans tous les cas, assure-toi que le feedback que tu donnes est constructif, orienté vers les solutions, et centré sur les progrès plutôt que sur les lacunes. Cela aide les élèves à voir l’évaluation comme un outil d’amélioration continue.
D’autre part, pense à vérifier que les critères d’évaluation sont transparents et inclusifs. Ces critères doivent être clairs, compréhensibles et pertinents pour tous les élèves, quelle que soit leur origine.
Conclusion
J’espère t’avoir convaincu·e de l’utilité de repenser l’évaluation vers une justice plus grande en passant par l’application du principe d’équité, et en se défaisant de celui d’égalité. Les pistes que je te propose dans cet article devraient t’être utiles pour te permettre de rapidement mettre en place des ajustements qui pourraient faire une grosse différence.
Une évaluation plus juste est en effet un pas vers une motivation accrue : des efforts récompensés sont un levier puissant pour l’entretenir et la nourrir, tout comme une évaluation qui ne les prendrait pas en compte aurait pour effet de l’annihiler.
Je suis curieuse de savoir laquelle de ces idées t’a séduit·e… Dis-moi en commentaire quelle est l’idée (ou les idées) que tu vas mettre ne place le plus rapidement possible. Je serai curieuse de te lire !
Un grand merci pour toutes les bonnes idées partagées. C est très intéressant et très aimable de votre part.