Qu’est-ce qu’enseigner, au juste ? En quoi cela consiste-t-il ? Je pense que pour beaucoup de professeur·es, enseigner, c’est tout simplement expliquer ! Car si je te demande ce qui fait un·e bon·e professeur·e, ne vas-tu pas me dire que ce sont (avant tout) de bonnes explications ?
D’ailleurs, dans le langage courant « faire preuve de pédagogie », ce n’est rien d’autre qu’expliquer clairement (et faire preuve de patience avec celles et ceux qui ne comprennent pas tout de suite ;-)).
Tiens, nous voici rendus à un constat (quelque peu ironique) de Bachelard, qui trouvait frappant à quel point les profs de sciences, férus d’explications, étaient incapables de comprendre qu’on puisse ne pas comprendre… Parce que oui, définir ce qu’est une bonne explication, ce n’est pas non plus si simple ! Et on est souvent démuni·e lorsqu’on est face à quelqu’un qui ne comprend pas.
Mais bref, si nous commencions par nous demander à quand remonte cette idée qu’enseigner, c’est expliquer ? Car cette conviction ne date pas d’hier !
Les bonnes explications font un·e bon·ne professeur·e… depuis bien longtemps !
Lorsqu’il parle des convictions de Joseph Jacotot, un professeur d’université ayant vécu entre le XVIIIe et le XIXe siècle, Jacques Rancière les décrit ainsi : il croyait
ce que croient tous les professeurs consciencieux : que la grande affaire du maître est de transmettre ses connaissances à ses élèves pour les élever par degrés vers sa propre science. Il savait comme eux qu’il ne s’agit point de gaver les élèves de connaissances et de les faire répéter comme des perroquets, mais aussi qu’il faut leur éviter ces chemins de hasard où se perdent des esprits encore incapables de distinguer l’essentiel de l’accessoire et le principe de la conséquence. Bref, l’acte essentiel du maître était d’expliquer, de dégager les éléments simples des connaissances et d’accorder leur simplicité de principe avec la simplicité de fait qui caractérise les esprits jeunes et ignorants. »
Le maître ignorant – Jacques Rancière (souligné par moi).
Cette idée que l’enseignement consiste à expliquer (plutôt qu’à faire apprendre par cœur) n’est donc pas nouvelle. Après tout, c’était déjà au XVIe siècle que Montaigne disait : « Mieux vaut une tête bien faite qu’une tête bien pleine. »
Tout cela est très intéressant, parce que pour ma part, j’avais en tête l’image d’un enseignement via l’apprentissage par cœur, au moins en ce qui concerne le Moyen Âge. Or, il semble que nous ayons abandonné cette forme d’enseignement bien plus tôt que ce que j’imaginais.
Ainsi, décomposer un savoir complexe en éléments plus simples de manière à expliquer les choses aux élèves remonte à une tradition très ancienne dans le monde de l’enseignement. Il s’agit d’une méthode qu’on pourrait qualifier de « traditionnelle ». C’est peut-être un peu perturbant, parce que nous avons tendance à considérer cette approche comme « moderne » ou « éclairée ». Jacques Rancière (toujours lui) le formule ainsi :
Tel est le souci du pédagogue éclairé : le petit le comprend-il ? Il ne comprend pas. Je trouverai des manières nouvelles de lui expliquer, plus rigoureuses dans leur principe, plus attrayantes dans leur forme, et je vérifierai qu’il a compris.
Le maître ignorant – Jacques Rancière
Quel·le professeur·e ne se reconnaît pas dans cette ambition ?
D’autres formes d’apprentissage
Eh bien, c’est peut-être le cas des pédagogues alternatifs… Célestin Freinet, notamment, distingue cette forme d’apprentissage traditionnelle d’une forme qu’il appelle « naturelle » : l’apprentissage qui se fait au sein des familles, sans décomposition, comme celui de la langue maternelle, par exemple. En effet, ce n’est qu’une fois scolarisé qu’on fait l’expérience des (douloureuses) analyses grammaticales et autres dictées.
C’est cette même observation qui amènera également Stephen Krashen à postuler qu’un « comprehensible input » (des documents audio ou écrits à un niveau compréhensible) dans la langue cible pourrait être suffisant pour l’apprendre. Selon lui, cela correspond à la manière dont nous acquérons notre langue maternelle.
Bref, il semble qu’on puisse apprendre sans explications.
Joseph Jacotot va lui-même faire une expérience très particulière qui va l’amener à changer d’avis sur ce qui fait un bon professeur. Lorsqu’il doit enseigner le droit à Louvain à des étudiants ne parlant le français, et alors que lui-même ne parle pas le hollandais, il se met en tête de commencer par leur enseigner la langue. Il se procure Télémaque, un ouvrage de Fénelon, en édition bilingue français-hollandais, fait ânonner la première partie du texte à ses élèves, puis leur demande de résumer la seconde partie. Les résultats sont si impressionnants qu’ils remettent en cause toutes ses convictions : les explications ne sont absolument pas nécessaires !
Il va donc se lancer dans d’autres cours, et notamment apprendre à ses étudiants à plaider en hollandais… alors qu’il ne parle toujours pas cette langue !
Quelque part, cela en fait un précurseur de Krashen et Freinet, en ce qu’il renonce, comme eux, aux explications. Il est presque plus radical qu’eux, puisque pour lui, un maître ne doit pas forcément connaître ce qu’il enseigne !
Cela signifie-t-il qu’il faut revoir notre copie et arrêter d’expliquer ?
Qu’est-ce qui est plus efficace ?
Comparant les types d’apprentissage, Freinet observe que l’apprentissage naturel prend plus de temps que l’apprentissage traditionnel. Mais pour lui, il est aussi plus efficace. Comment est-ce possible ? Essayons de comprendre comment fonctionne l’apprentissage dans ces deux cas.
Lorsqu’on apprend via la méthode traditionnelle, en découpant les étapes, on fait appel à ce qu’on appelle la mémoire sémantique (ou déclarative). On apprend les étapes et les règles à suivre pour obtenir un résultat. On mobilise également sa fonction cognitive d’inhibition pour réfléchir à la prochaine étape à suivre avant de l’appliquer (c’est ce que Krashen appelle le moniteur). On prend son temps et on finit par arriver au résultat.
Avec la pratique, on arrive à une forme d’automatisation des étapes : les apprentissages se sont ancrés dans la mémoire procédurale. La mémoire procédurale, c’est celle qu’on utilise lorsqu’on conduit une voiture ou lorsqu’on joue d’un instrument de musique : on n’a plus besoin de réfléchir et on peut même le faire en parlant à quelqu’un d’autre (ou en chantant).
Dans l’apprentissage naturel, on ne passe pas vraiment par la première étape, mais au bout d’un certain temps, on remarque qu’on a intégré la marche à suivre, même sans l’avoir conscientisée. Mais cela prend effectivement pas mal de temps.
A mon avis, ce qui se passe, c’est qu’avec la méthode traditionnelle, on considère comme acquis des processus qui nécessitent encore la mémoire sémantique et le contrôle de l’inhibition, alors qu’il faudrait réaliser un surapprentissage pour arriver au même degré de maîtrise que lors d’un apprentissage naturel. Mais comme la différence ne se voit pas de l’extérieur (seule la personne qui réalise l’exercice sait si elle a besoin de réfléchir ou si elle connaît les réponses de manière automatique), on s’arrête souvent trop tôt. C’est pourquoi l’apprentissage est moins profond.
Alors, quelles sont les raisons de défendre l’apprentissage naturel ?
L’émancipation
Rancière ou Freinet ont des raisons idéologiques de refuser l’explication : elle suppose une hiérarchie entre les personnes qui détiennent le savoir et celles qui souhaitent l’acquérir. Ces dernières seraient dépendantes des premières. Or, leur discours vise l’émancipation : il s’agit de prendre confiance en soi et de réaliser qu’on peut comprendre par soi-même, sans explications.
Mais finalement, leurs pratiques sont plus le fruit d’orientations politiques que de résultats scientifiques démontrant l’efficacité de leur méthode. On peut sans doute arguer du fait que leurs élèves atteignent des niveaux impressionnants. Mais c’est toujours difficile de dire si c’est lié à la méthode ou à la personnalité de l’enseignant·e…
Dans tous les cas, je suis d’accord avec eux sur le fond : tout le monde est capable de comprendre par soi-même.
Mais je crois aussi que cela va plus vite si on nous explique : on observe des résultats plus rapidement, et les résultats sont importants pour rester motivé·e.
Ce dont j’aurais envie, plus que de bannir les explications, c’est d’un monde dans lequel expliquer à quelqu’un n’est pas un signe de supériorité… Et se faire expliquer quelque chose pas un signe d’infériorité !
Mais je suis peut-être naïve. Et toi, qu’en penses-tu ?